Hiver 2013, je suis coordonnateur des photographes au journal Le Soleil. Le big boss vient me voir dans mon bureau. « On doit faire un shooting de Justin Trudeau. Tu vas diriger la patente. Tu détermines le lieu, le contexte, y faut que ça soit hot et… on va avoir 20 minutes ». Tout le monde a la chienne quand la commande vient d’en haut du boss, en haut de la salle de rédaction, où se tient l’élite et son agenda.
Le jour arrive et j’ai choisi le hall du centre des congrès de Québec. Je veux de l’altitude, de l’espace, des possibilités. Pascal, le photographe, installe son setup. On n’a pas beaucoup de temps. Ce sera du plein pied, du plan américain et rapproché. Je me dis qu’avec un gars qui paraît bien et qui a fait du théâtre, ça devrait bien aller.
Il sort de l’ascenseur avec une femme qui a plus l’air d’un mannequin que d’une attachée de presse. Poignée de main chaleureuse et sympathique, le type semble un peu dépassé par cet horaire ultra-chargé, lui qui n’est pas encore un élu. Il est plutôt timide, même. On commence le shooting et ça ne marche pas. Il est voûté et pogné. À un point tel que je lui dis « Tu veux être Premier Ministre du Canada? Alors redresse-toi un peu! » J’en reviens pas d’avoir ainsi interpellé ce qui se rapproche le plus du sang bleu au Canada. Il me regarde en se disant « C’est qui ce p’tit crisse-là? ». Imperturbable, il suit religieusement chacun de mes conseils et ceux de Pascal et on fait un super shooting. Le gars veut apprendre et il est d’une désarmante gentillesse.
Je sors de là en me disant qu’il ne sera jamais Premier Ministre. Trop fin, trop transparent, trop humain. Pour avoir fait de la politique avec de gros canons, son profil ne correspond pas du tout à ces cuirassés n’ayant peur ni du sang, ni de mentir, ni d’étirer la morale de la démagogie à l’empathie circonstancielle. La politique, c’est pas pour le bon monde.
Mais soudainement, je pense à Ronald Reagan. Un acteur. C’était une première aux USA. Après les têtes de cochon Kennedy ou Nixon ou les anti-charismatiques Johnson, Ford et Carter, les véritables décideurs ont fait le pari d’engager un acteur. Un homme qui suit les instructions, qui vend les politiques et qui le fait avec émotion, histoire de marquer l’imaginaire un minimum.
Ah, vous pensiez qu’un chef de gouvernement était un grand décideur qui se retirait seul dans ses quartiers pour élaborer l’architecture de la société, calculant le tout avec minutie et raison? Vous croyez donc aussi au Père Noël. Un chef de gouvernement représente les politiques et les actions de ce dernier qui lui, est alimenté et contrôlé à la fois par le caucus, l’opinion publique, les bailleurs de fonds et leurs médias. Aux États-Unis, ce mythe s’entretien difficilement, les lobbyistes étant présents d’une façon épidémique et sans retenue. Au Canada, on balaye ça sous un tapis de verdoyantes forêts et de fabuleuses rocheuses entourées d’air pur.
Justin Trudeau a été ce premier candidat-acteur de notre histoire politique. Il représentait l’héritage de son célèbre père et une seconde vie pour un parti qui n’arrivait même pas à endiguer le pouvoir d’un politicien sorti d’une télé en noir et blanc, Stephen Harper. L’establishment a misé sur l’image, sur un conte de fée du prince héritier et ça a marché.
N’étant pas un politicien de carrière, Trudeau a appris sur le tas et assez rapidement. Mais de nombreux écueils se sont dressés devant lui dont la pandémie de Covid.
La façon de fonctionner de la politique aujourd’hui est absolument fascinante. L’état est gouverné par des attachés de presse, des stratèges et des gens au bout de lignes téléphoniques prioritaires. Tout est une question de perception. La vérité est secondaire. Encore une fois, aux USA, c’est beaucoup plus évident. Kissinger, Musk, Bannon, Roger Stone, Soros et les géants de la tech nous montrent la façon de fonctionner réelle d’un pays.
Et une chance que ça marche comme ça. Imaginez si un seul homme décidait de tout, sous le premier mandat de Trump, on se serait vus injecter de l’eau de javel pour enrayer la Covid et nous serions probablement en guerre avec la Chine.
Également, aux USA, c’est 8 ans maximum donc difficile de totalement s’écoeurer d’un politicien. Au Canada, tant qu’il y a du jus, on presse le citron. Justin a pris tous les coups. La magie n’opère plus. On le jette sous le bus, croyant que le problème sera réglé, lui qui n’était pourtant que le porte-parole de ce cirque. Un peu comme un coach au hockey qui doit composer avec les choix des propriétaires et des transactions parfois douteuses du directeur général, Justin prend la claque au complet et pour tout le monde.
C’est ça le deal.
La politique, c’est violent, c’est sans pitié. On a le couteau entre les dents. Justin avait une fleur des champs entre les siennes. Une fleur comme la rose que son père arborait à chaque jour. Non, une rose, ça a aussi des épines…
Ça a quand même donné une belle photo. Bon repos M. Trudeau.