J’ai 55 ans. J’ai l’âge où l’on fait l’inventaire des capacités qui nous sont restées intactes et celui de ce qui constituera nos beaux souvenirs. On essaie de prendre soin de soi du mieux qu’on peut. Le métabolisme ralentit, ça prend une semaine pour perdre une livre et environ douze heures pour en prendre deux.
Mon père avait un gros ventre. Moi, j’oscille entre ventre moyen, petit et presque pas, selon les saisons, mes humeurs, la quantité de gluten ou de produits laitiers que j’ingurgite et l’état de mes genoux ou de mon dos, les deux ayant un impact majeur sur mes activités. N’ayant pas un torse très épais, dès que je mange, ça parait. Même à mon plus maigre, j’avais une bedaine d’eau si je calais un grand verre.
Je suis dans une position délicate, la position dans laquelle personne ne veut être. Ni maigre, ni gros. C’est le sweet spot des jugements légitimisés par la possibilité de changer à moyen terme. On aperçoit Ginette Reno ou Talk et on les trouve charmants. On n’abordera jamais leur adiposité par délicatesse.
Mais la petite bedaine a le dos large en sacrement. Des femmes sont incapables de fréquenter un gars qui n’a pas de ventre plat comme certains hommes exigent un corps de mannequin chez les femmes. Deux attitudes méprisables quand un surplus de 10-15 livres devient un deal breaker. L’amour ne vaut pas cher.
Lundi, je vais souper chez ma tante. Après avoir copieusement mangé, elle me regarde et me dit : Mais t’es bien rendu gros, Daniel!
Je ne suis pas à mon plus mince mais gros, ça va faire!
Ma mère regarde sa soeur avec approbation. Jamais je n’interpellerais quelqu’un de cette façon, encore moins devant d’autres personnes.
Certaines femmes, porte-étendards d’une société matriarcale, n’étaient de toute évidence pas présentes quand la délicatesse a été inventée. On ne choisit pas sa famille, seulement ses amis. Certaines familles ont l’habitude de nous assassiner entre deux becs, comme je dis souvent. Évidemment, c’est pour notre bien qu’y disent.
Je me rends compte que la polarité de la société est rendue là: on n’a pas le droit d’être gros à moitié. La zone grise, c’est l’abattoir, c’est la corde sur laquelle les extrêmes tirent sans ménagement ni considération. La grossophobie diète est acceptable car elle fait seulement à moitié mal.
Après la surprise, je prends le temps d’expliquer ma physiologie, mes intolérances alimentaires, les circonstances atténuantes, les coups durs des derniers mois mais rien n’y fait. Il n’y aura de répit que lorsque je serai parfait.
J’arrête de parler. Je n’ai pas à me justifier. Je n’ai même pas à écouter ces bienveillantes gérantes d’estrade. Je vis et je laisse vivre.
C’est toujours difficile de déplaire à la fois à Dieu, à sa mère et au guide alimentaire canadien. Mais on s’en remet ! Un bon Jos Louis et tout est oublié !
Bonne journée!